De Hannah Arendt à la haine sur les réseaux sociaux en passant par les Incels : la déshumanisation. [3/3]

Complexe mais logique, le processus de déshumanisation comporte en lui-même les germes d’une violence qui se teinte du banal. Très utilisé dans les réflexions idéologiques, comme le racisme, le sexisme, ou encore dans les mouvements radicaux. À titre d’exemple, certains militants végans font ainsi de la déshumanisation sans forcément s’en rendre compte. Certains de défendre une cause juste, ils s’estiment progressivement au-dessus de ceux qui n’adhèrent pas à cette cause. « Comment pouvez-vous manger de la viande ? » est une interrogation classique intervenant dans ce genre d’échanges.

La question posée interroge sur les pratiques de certains. En réalité, elle est surtout jugement et mise en avant d’une déshumanisation non-exprimée directement. Il ne s’agit plus de savoir pourquoi ou comment. Il s’agit de confronter et d’essayer de faire comprendre qu’il est inhumain d’agir ainsi.

Déshumanisation - Agent smith - Notions d'Histoire
L’exemple parfait de l’intervention déshumanisante qui sera suffisamment parlante pour tout le monde. Si vous croisez un remake de l’agent Smith, lisez la suite de l’article pour avoir les solutions de lutte !

« Vous rendez-vous compte du monstre que vous êtes ? » est en fait la réelle question. La déshumanisation est présente et il conviendrait de désamorcer la chose du mieux que l’on peut.

C’est d’ailleurs du fait de ce type de postulat de départ, déshumanisant au possible, qu’il est difficile de discuter. Avant même d’avoir commencé à parler, nous ne sommes plus dans un échange entre nous,  nous sommes dans un face-à-face déterminant qui est humain et qui l’est moins.

C’est là une ouverture du discours de haine qui prend généralement sa place en instaurant une opposition inconciliable dans un échange qui devient violent. Le « sale carniste » affrontera le « hippie végan bobo dégénéré ». La « grognasse mal baisée » fera face au « connard moche et macho » tandis que la foire d’empoigne bat son plein, trois comptes Twitter plus loin, entre « l’ingénieur social illuminati qui a vendu son âme aux labos » et le « conspirationniste qui n’utilise pas son cerveau de peur qu’on le hack ». D’ailleurs, je m’insurge, je n’ai pas vendu mon âme, c’est un simple dépôt en garantie.

Fight - firefly - Notions d'Histoire
Avec tout ce que je viens de sortir comme exemples de propos fleuris, je pense que c’est cette image qui représente le mieux les échanges que je peux lire en ligne. La joie masochiste d’être vulgarisateur…

Ces comportements peuvent sembler anodins au point de ne pas comprendre qu’ils justifient en eux-mêmes la violence la plus forte, celle du meurtre. Rappelons le cas des Incels et des meurtres de Toronto ? N’est-ce pas là un magnifique exemple de mécanismes de déshumanisation et de leurs conséquences graves ?

On a trop vite fait d’oublier de tirer notre part d’enseignement de l’Histoire et de notre passé. La nécessité de prendre conscience de ces mécanismes n’a peut-être jamais été aussi impérieuse. Il est encore plus impérieux d’en proposer des remèdes.

Désamorcer le clivage

Dans la déshumanisation, nous avons vu qu’il s’opère un clivage entre deux groupes apparemment incompatibles :

  • l’endo-groupe qui est le groupe dans lequel je me trouve.
  • l’exo-groupe qui est le groupe dans lequel se trouvent ceux qui s’opposent à moi et qui sont déshumanisés à un certain degré.

Ce clivage s’exprime en fonction de deux points :

  1. l’appartenance et l’identification.
  2. l’opposition qui est pensée comme inconciliable.

De là, le phénomène est en théorie simple à désamorcer. Il faut éviter de rentrer dans une logique d’opposition et favoriser l’idée d’une appartenance à un groupe commun. Il s’agit d’insister sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous divise.

bisounous - bienveillance - Notions d'Histoire
Réduire les clivages donne parfois l’impression d’agir comme un bisounours. Instaurer un climat de bienveillance, poser des questions, insister sur ce qui nous rassemble peut donner cette impression bisounours. Attention au vomi d’arc-en-ciel.

Une idée simple certes. Peut-être même que vous vous direz que c’est un peu débile d’écrire cela et il y aura peut-être une opposition naissante entre-nous. Mais considérez donc un instant  que vous et moi sommes déjà en train de réfléchir à un même phénomène. N’est-ce pas là quelque chose qui nous rassemble déjà ?

Il faut donc de la même manière insister avec bienveillance, sur ce qui nous réunit, sur cet ensemble auquel nous appartenons :

  • en veillant avec le choix de nos mots à inclure l’autre dans notre réflexion, dans notre groupe plutôt qu’à l’exclure.
  • en essayant par nos actes d’inviter l’autre à un échange réel, à discuter, à faire évoluer la réflexion plutôt qu’en le dénigrant.

Certes ce n’est pas aussi simple dans la pratique mais si on garde déjà cela en tête, à force de patience et d’efforts, on peut déjà faire avancer les choses.

Créer une identité commune et instaurer un bon climat d’échanges constitue un premier pas important pour éviter la déshumanisation.

Si cela vous semble être quelque chose de déjà acquis, tant mieux car il n’en va pas forcément de soi pour tout le monde, bien au contraire :

« Ce qui frappe à la lecture des forums, c’est que les sceptiques se contentent souvent d’écrire des messages ironiques et moquent la croyance plutôt qu’ils n’argumentent contre, alors que les défenseurs de l’énoncé convoquent des arguments certes inégaux (liens, vidéos, paragraphes copiés/collés…) mais étayent leur point de vue. »

– La démocratie des crédules, Gérald Bronner, p 77.

Fournir un bon cadre de débat et éviter ou contourner le clivage n’est pas un réflexe pour tout le monde, bien au contraire.

Il convient de garder cela en tête si on veut pouvoir déconstruire cette déshumanisation. Car qu’il s’agisse de croyance, de paranormal ou d’Histoire, les groupes sont prompts à s’affronter, si certains efforts ne sont pas faits. De là, une escalade qui peut conduire à une déshumanisation ordinaire difficile à contrer par la suite.

C’est pourquoi il convient avant d’éviter le clivage. Par ailleurs, en étant dans le même groupe que l’individu avec qui on discute, on sera plus à même de favoriser une bonne réception des idées que l’on souhaitera faire passer. De même si on souhaite contextualiser les idées émises.

Rendre humain à nouveau : questionner, contextualiser puis relativiser la souffrance.

Nous l’avons vu dans les parties précédentes, la déshumanisation est affaire de violence perçue. Qu’il s’agisse des nazis qui percevaient les juifs comme l’ennemi, responsables des maux de leur temps ou bien qu’il s’agisse des Incels qui estiment que les femmes sont responsables de leur souffrance, tout est question de violence subie, qu’elle soit réelle ou fantasmée. Le comportement violent qui va se trouver légitimé par la déshumanisation est une violence qui n’est qu’une conséquence-retour de cette première violence perçue par certains.

Ainsi, les pyramidologues ne sont pas avares de noms d’oiseaux envers les scientifiques, les archéologues et les historiens. Car ces derniers apparaissent comme des adversaires de la Vérité et du progrès social.

Pervertis, corrompus, traîtres et mensongers, ces scientifiques sont perçus comme une violence envers la société. De même pour les théoriciens du complot qui ne reculent pas non plus devant l’insulte et le langage le plus fleuri. Tout cela a pour but bien sûr de rendre moins humain l’adversaire et vise à nous rassurer à la fois sur la violence que l’on peut exercer – physique, verbale, psychique – mais aussi sur la valeur humaine de certains. Après tout, les comportements que l’on ne comprend pas sont forcément des erreurs de la nature à divers degrés.

C’est en gardant ce postulat en mémoire qu’il convient de contextualiser les propos de la personne avec qui on échange. L’objectif est d’identifier les arguments mis en avant pour ensuite les contextualiser et les relativiser. Bien souvent, ils sont affaires de croyances et des fausses perceptions.

On évitera donc l’affrontement et l’opposition au profit du questionnement. Interroger la personne sur ses idées, ses raisons de penser ainsi, son cheminement intellectuel sera un bon point de départ.

Ensuite, on pourra questionner les contradictions, contextualiser les choses, relever les incohérences afin d’amener à relativiser et à réfléchir dans un cadre plus large, moins chargé.

On essayera ainsi de favoriser la réflexion propre à la personne, de la laisser réfléchir par elle-même afin que, en tirant ses propres conclusions, elle ne puisse entrer en opposition avec nous. Elle ne sera alors en opposition qu’avec son moi passé. C’est à ce moment qu’un déclic pourra s’opérer.

Comment y parvenir ? En utilisant des méthodes comme la maïeutique ou bien l’entretien épistémique par exemple.

maeutique
La maïeutique ou l’art de faire accoucher les esprit selon Socrate.

Une autre manière serait de procéder par un questionnement sur les contradictions de la personne, si besoin avec ironie.

Ainsi, comment les immigrés peuvent-ils nous piquer notre travail si en même temps, ils ne font rien d’autre que toucher le chômage et en profiter ?

La contradiction et l’incohérence est flagrante quand on prend le temps de relever les propos des personnes. Hélas pour celle qui m’a tenu ce propos, l’incohérence ne lui était pas du tout apparu et il s’avère finalement qu’elle ne sait même pas pour quelle raison elle fustige les immigrés.

C’est pourquoi il est d’autant plus important de questionner les idées et les raisonnements de chacun. Mais cela doit aussi s’appliquer à nous-même.

Rester critique sur soi-même.

Essayer de s’occuper des processus de déshumanisation chez les autres, c’est bien. Essayez de le faire chez soi, c’est encore mieux. Parce qu’il ne faut pas oublier que nul n’est à l’abri des processus de déshumanisation. Alors il convient de rester vigilant sur notre propre comportement et nos propos.

Gardons à l’esprit que la justesse d’une cause défendue peut également servir les mécanismes déshumanisants. Ce n’est pas parce qu’on a l’impression d’être du bon côté d’une cause que cela justifie les pensées et les comportements visant à déshumaniser. Les personnes avec qui nous sommes amenés à échanger peuvent être convaincues d’être du bon côté d’une cause. Tout autant que nous.

La déshumanisation ça ne concerne que les autres - Notions d'Histoire
En réalité, c’est souvent ce qu’on a tendance à se dire quand on aborde le sujet. L’autre écueil est de se dire que ce n’est qu’une question de moralité qui ne serait absente que chez les autres. En cas de nécessité, relire la partie 1 et 2 de cette série d’article.

Une autre manière de procéder consiste à relativiser sa propre approche et à la questionner de la même manière qu’on le ferait pour une tierce personne.

Référer à l’autorité

Si on pouvait réussir à dialoguer correctement avec tout le monde, ce serait formidable. Mais ce serait surtout utopique. Il est impossible de pouvoir échanger sainement avec certaines personnes. Pire encore, il s’avère qu’il est également très probable que certaines personnes ne changent pas malgré les efforts mis en oeuvre.

Il faut alors se faire une raison et considérer le dialogue comme impossible. Il ne reste alors que deux solutions : ou bien on se retire de la discussion en ignorant tout ou partie des interventions, ou bien on se saisit de l’autorité présente afin qu’elle modère les propos.

Bien que l’on puisse penser qu’il s’agit là d’un échec, il faut essayer de se dire que sur des espaces de discussions comprenant plusieurs centaines voir milliers de personnes, il est impossible de raisonner et d’échanger cordialement avec tout le monde.

Il est alors préférable de prévenir plutôt que de guérir : si les choses sont vraiment problématiques, préférez avertir un responsable, signaler un message, un site plutôt que de partir dans l’escalade. Inutile de donner du grain à moudre.

En somme ?

Bien que la déshumanisation soit un phénomène complexe et difficile à bien saisir, les solutions sont bien plus simples.

La difficulté réside dans la maîtrise des méthodes et des outils qui permettent de lutter contre. Ainsi, l’entretien épistémique demande une certaine pratique, de longs efforts et une patience que tout le monde n’aura pas forcément. Il sera alors préférable de se contenter d’ignorer ou d’esquiver les propos déshumanisants, bien que ce soit la solution du moindre mal.

Dans tous les cas, que ce soit sur soi-même ou bien sur une autre personne, il convient de rester vigilant sur les pensées et les idées émises.

La déshumanisation n’est pas forcément flagrante. C’est ce qui rend le phénomène aussi difficile à appréhender dans son omniprésence. Une bonne connaissance des processus et des mécanismes est déjà une aide. Pour le reste, c’est surtout affaire de réflexion et d’esprit critique. Le questionnement reste en tout cas l’une des options les plus fiables et les plus faciles à mettre en oeuvre.

En ultime recours, gardez en tête que certains propos sont tout simplement condamnables par la loi. Racisme, incitation à la haine, appel au viol et tant d’autres doivent être signalés. Cela ne relève donc pas tellement d’un debunking mais de la loi.

Les plus avisés reconnaîtront dans les processus de la déshumanisation certains traits communs avec la croyance, comme son caractère cohérent mais illogique, sa composante explicative mais non-démontrée. Rien d’étonnant quand on sait que les pensées déshumanisantes sont très généralement issues des croyances des individus et des groupes qu’ils composent.

Avant d’accorder du crédit à des idées déshumanisantes – qu’importe leur provenance – gardons donc à l’esprit que comme pour tout : « ce qui est énoncé sans preuve peut-être rejeté sans preuves. »

Lectures complémentaires, pour aller plus loin :

  • Pensez à utiliser ce site pour signaler les sites au contenu illégal.

  • Pour approfondir la réflexion sur la déshumanisation, on pourra lire L’inhumain, de Nicolas Grimaldi. Ce sera aussi l’occasion de s’interroger sur nos propres croyances à ce sujet.
  • Puisque s’interroger sur la déshumanisation, c’est aussi s’interroger sur ce qui fait l’humanité, cette lecture permettra d’élargir la réflexion et d’ouvrir de nouveaux champs. On y questionne les frontières de l’humanité.
  • Si on s’intéresse au contexte plus particulier de la vie virtuelle et des réseaux sociaux, la place et la portée de la déshumanisation y est traitée dans cet article de Dubey.
  • Vous voulez comprendre comment on peut en arriver à des actes de terrorismes ? Comprendre le rôle fondamental de la déshumanisation dans ces actes ? C’est possible avec cet article : « Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et psychosociaux à l’œuvre. »
  • Concernant l’entretien épistémique, je conseille d’aller lire cet article de la Menace Théoriste et de visionner la vidéo qui s’y rapporte. On ira ensuite jeter un oeil à cette page facebook consacrée à l’entretien épistémique.
  • Toujours sur l’entretien épistémique, on pourra naviguer sur le site EspiStreet.org et notamment sur sa page dédiée à une petite synthèse de la méthode. En lien avec streetepistemology.com pour les anglophones.
  • Un article journalistique (attention, c’est chargé) évoquant et illustrant assez bien la déshumanisation en lien avec le complotisme, à propos de l’affaire des « bots russes » mis en avant par Le Guardian.
  • L’entretien épistémique venant de la maïeutique de Socrate, j’aurais bien recommandé la lecture de cet auteur mais ce serait un troll éhonté de ma part.

5 commentaires Ajouter un commentaire

  1. La Nébuleuse dit :

    Ce troisième opus est top, je vais recommander la lecture des trois autour de moi je pense ! J’essaie de pratiquer (un petit peu) l’entretien épistémique, et je dois dire que je n’ai quasiment plus d’échanges agressifs ou tendus que ce soit sur mon blog ou sur les réseaux sociaux, et pourtant je ne me prive pas d’aborder des sujets qui ne sont absolument pas consensuels… Mais généralement les personnes avec qui j’échange me font suffisamment confiance pour commenter et exprimer leur désaccord posément. Et c’est le fruit d’un travail mutuel en amont. Certaines personnes arrivent assez spontanément à appliquer les outils de la maïeutique, tout comme ceux de ce qu’on appelle la CNV, communication non violente… Pour les autres je me dis qu’une formation serait utile, finalement. Car ça s’apprend, ça ne coule pas de source, surtout lorsque ça implique de gérer ses propres émotions, qui nous dépassent rapidement

    Aimé par 1 personne

    1. Ardes dit :

      Bonjour et encore merci pour ton commentaire.

      Je m’excuse du délais de réponse mais j’étais dans une phase de travail assez intense concernant les prochains articles, notamment l’un qui portera sur les mythes du viol et les mythes autour du genre. J’étais donc sans internet durant un moment pour me consacrer pleinement à mon travail d’écriture et de recherches.

      Je suis très heureux que cette série et plus particulièrement ce dernier article te plaise. Ils m’ont demandé un soin et une attention tout particulier. Je souhaitais rendre accessible et compréhensible nos propres biais et difficultés à échanger parfois. J’ai essayé d’illustrer avec des exemples de société suffisamment évocateurs pour chacun d’entre-nous.

      Mais plus encore, je souhaitais mettre en avant des solutions que même les professionnels ne prennent pas forcément le temps de développer, ce que je trouve dommage.

      Tu soulignes agréablement le fait que cela s’apprend et j’espère avoir pu faire passer ce message.

      Pour la communication non violente, je ne suis pas suffisamment classé dans ce domaine pour pouvoir en parler. Si tu te sens de détailler un peu plus à l’occasion en commentaire, ce n’est pas de refus.

      De toute manière, une fois que nous autres illuminatis auront asservi le monde, il n’y aura plus de violence non plus. C’est une autre « solution. » :p

      Cordialement et au plaisir d’échanger à nouveau avec toi.

      Notions d’Histoire.

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      1. La Nébuleuse dit :

        Aucun souci, je trouve ça super justement que tu privilégies le travail de fond sur les articles ! Je ne suis pas tellement calée non plus sur la CNV, je lis plutôt ses blogs qui vulgarisent eux même des bouquins… Mais j’ai bien envie de me pencher davantage dessus. Merci à toi et à bientôt !

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    1. Ardes dit :

      Merci de la citation de mon site et de mon travail. Cela est extrêmement plaisant. 😉

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