Kakebo, ce que vous ignorez sur la méthode miracle

Le développement personnel est un domaine qui jouit d’un fort engouement. Il ne se passe pas une année sans sortie littéraire d’un “succès” du genre. Entre le Miracle Morning de Hal Elrod et Le charme discret de l’intestin, on rencontre également tout un pan du développement personnel consacré à l’économie. Dans ce registre, il y a les fameux livres sur la méthode kakebo.

Dans leur succès relatif, ces carnets de gestion pour tout un chacun sont utilisés par une population grandissante.1 Comme tant d’autres objets que nous utilisons, le quotidien nous cache la véritable richesse de ce petit carnet. Richesse que je compte bien vous dévoiler.


Kakebo ? Kezako ?


Le kakebo est à la fois un carnet, une habitude et une philosophie de vie. D’origine japonaise, le kakebo est un carnet qui mélange prise de notes, budgétisation et planification.2 Son nom signifie à peu près ”carnet de gestion du foyer”. Ce genre de carnet est d’ailleurs quelque chose d’assez courant au Japon puisqu’il arrive fréquemment que même des enfants en tiennent un. 3


De quoi s’agit-il vraiment ?


En fait, c’est simple4. Pour bien comprendre, on peut distinguer trois phases :

  1. Une phase de relevé : il s’agit de noter chaque entrée et sortie financière au jour le jour, avec la date effective. Il faut aussi catégoriser les fluctuations d’argent par type et catégorie. L’objectif final est d’avoir une vision claire à chaque instant de la situation financière dans laquelle on réside.Cela permet également de mettre en perspective les entrées avec les dépenses. Par exemple, en percevant clairement les fluctuations financières incompressibles (loyer, téléphone, internet, assurances, etc), il est possible de savoir précisément la somme dont on dispose réellement en début de mois. Le but est ensuite de parvenir à identifier précisément dans quoi on dépense le plus, ce qui provoque bien des révélations chez certains.

    Cette méthode est implacable puisqu’elle a pour finalité de montrer si on réussit à épargner ou non et par quel fait.

    En clair, le kakebo permet d’envisager plus efficacement sa situation financière au quotidien.

  2. La phase de gestion-budgétisation : Une fois la première étape atteinte, on est déjà plus actif sur la question financière. D’une simple consultation d’un relevé de comptes, on devient acteur de ses finances. La seconde étape consiste à poursuivre en ce sens en déterminant des budgets pour les catégories qu’on a déterminées auparavant.La méthode est simple : fixer un budget au mois avant de le rapporter à la semaine. Par exemple, en se fixant un budget nourriture de 300€/mois, cela revient à se fixer une limite de 75€/semaine en nourriture. Le but est de poser un cadre pour les dépenses afin d’éviter ou de limiter les dépenses excédentaires.

    In fine, cela doit permettre de reprendre en main les dépenses que l’on effectue. Bien évidemment, l’objectif est de parvenir à mieux gérer les sorties d’argent afin de parvenir à épargner. C’est d’ailleurs la promesse ultime du kakebo : une épargne allant de 10% à 30% de nos entrées.

  3. La mise en place de projets et d’enveloppes dédiées : Dernière étape de la méthode, il est ici question de fixer des projets que l’on souhaite réaliser avant d’envisager d’y allouer une enveloppe budgétaire pour y parvenir. Par exemple, dans le cas d’achat d’un nouveau pc, il faudra fixer un budget à atteindre pour l’achat, puis diviser cette somme en plus petites à épargner chaque mois. Le but est de permettre plus facilement de grosses dépenses en les rendant plus progressives. C’est le principe même d’abattre une montagne pierre par pierre.

En résumé : la méthode kakebo est d’un pragmatisme à toute épreuve et à la portée de tout le monde. Son avantage réside dans la simplicité de son approche et la praticité de cette dernière. En devenant progressivement acteur de ses finances, la méthode propose d’assurer un développement personnel au travers de nouvelles habitudes, d’un suivi de ses finances et de l’accomplissement de grands projets personnels. L’idée sous-jacente est que la stabilité financière apporte bonheur et sérénité.


Kakebo, ça vient d’où ?


Pour ceux qui s’y connaissent un peu, le kakebo est originaire du Japon. Toutefois, cela n’explique pas grand-chose à ce stade.

Vraisemblablement (oui je troll un peu), le principe du kakebo est beaucoup plus ancien que les simples années 2000. Si le principe a dû évoluer depuis son apparition, l’essence semble être restée la même au cours du temps.

Malheureusement, il n’est pas possible de déterminer avec une extrême précision de quand date le kakebo, ni même quand il fait son apparition. Cette absence de connaissance s’explique par le fait que le kakebo est avant tout un carnet qui relève de la sphère du privé. En ce sens, son absence des sources est compréhensible et ne surprend pas tellement puisque pour les japonais le kakebo est une sorte de journal intime, chose qu’on n’étale pas vraiment en public. Il faut ajouter qu’avant le début du XX°s, il n’y a pas de règles établies précisément ni de guide à suivre.

Il est également probable qu’étant donné que le kakebo ne concernait que le foyer japonais et non la vie publique, il est passé sous le radar de l’Histoire avant sa sortie au grand jour en 1904.

En tout cas, cela semble suffisamment ancien pour que personne ne se soit offusqué de voir un des personnages d’Eiji Yoshikawa tenir un kakebo au début du XVII°s.5

Le kakebo en tant que méthode n’est passé à la postérité qu’au début du XX°S en fait, lorsqu’en 1904 est publié Kakeibo.6 Cet ouvrage est encore édité de nos jours et constitue une lecture intéressante, tant sur la méthode kakebo que sur son autrice, Hani Motoko. C’est aussi une bonne façon de saisir en quoi le kakebo est bien plus important qu’il ne le semble au premier abord.


Hani Motoko : pourquoi faire un livre de développement personnel ?


Pour ceux – probablement très nombreux – qui ne savent pas qui est cette femme, voici une synthèse :

  • Hani Motoko [1873 – 1957] est la première femme japonaise journaliste du Japon. Elle a connu la fin de l’ère Meiji et l’ère Showa. Cela signifie que c’est une femme qui s’est imprégnée de toutes les évolutions sociétales qui découlent de ces époques bien différentes, ainsi que de leurs contradictions.
  • Elle a beaucoup œuvré pour l’émancipation féminine et l’éducation des femmes, notamment en étant la fondatrice d’une école7 et d’un magazine féminin8.

On ne peut donc comprendre le kakebo sans s’intéresser un minimum au contexte dans lequel ce livre paraît. De même qu’on ne peut parfaitement le saisir sans savoir qui était son autrice.

Bien que cela puisse paraître bizarre pour l’époque, ce livre de 1904 est bien un ouvrage de développement personnel. Destiné surtout et avant tout aux femmes, l’autrice souhaite avec ce livre favoriser l’émancipation des femmes japonaises en leur fournissant une méthode pratique et applicable pour obtenir la stabilité puis l’indépendance financière.

Hani Motoko estime ainsi qu’une meilleure prise en main des finances permettra aux foyers japonais de mieux gérer leur situation et de sortir des conditions précaires. De l’autre côté, avec ce livre, l’autrice concilie sa volonté d’émancipation féminine avec les valeurs patriarcales de l’époque.

La touche de génie de Motoko consiste à faire de son ouvrage un guide permettant d’atteindre l’objectif japonais d’être ”une bonne épouse, une mère avisée” en chargeant les femmes d’assurer la gestion financière de leur foyer. Ce faisant, elle fournit donc des responsabilités aux femmes.

C’est l’une des premières fois où les femmes sont en charge de quelque chose sans que cela ne leur soit imposé par un homme. Plus important encore, la femme se retrouve dans une posture dominante dans ce domaine précis des finances, ce qui est loin d’être un domaine insignifiant.

Le kakebo est donc non seulement un outil de développement personnel mais c’est aussi un outil d’émancipation. Le succès de l’ouvrage tient au pragmatisme de sa méthode. C’est la réussite dans la pratique de cette méthode du kakebo qui a assuré la réussite littéraire de l’ouvrage.

Toutefois, cela tient également aux revendications égalitaristes de son autrice9 et des femmes de l’époque, réclamant d’accéder à des charges dans la société nippone.

En résumé : Hani Motoko a réalisé un livre de développement personnel dans une optique égalitariste. Ce faisant, elle a assuré l'accès des femmes à des charges plus importantes dans la société japonaise, en dehors du rôle de la bonne épouse. Le tour de force de Hani Motoko a été de faire comprendre que, pour atteindre l'idéal japonais de bonne épouse souhaité, il fallait que les femmes deviennent plus indépendantes et plus en charge de leur propre vie, de manière séparée des hommes. Le *Kakeibo* est devenu une méthode de gestion financière tout autant qu'un outil d'émancipation de la femme. Il a amorcé à ce titre le premier pas de l'émancipation des femmes japonaises ainsi que l'amélioration de leur condition de vie.


Pour conclure ? En somme ?


Bien qu’il soit dorénavant considéré comme un accessoire ”girly”, le kakebo bénéficie de plus d’un siècle d’influence littéraire. Son pragmatisme a su assurer son succès au point que tenir un kakebo est banal au Japon. On aurait tort cependant de le réduire à un simple carnet de gestion financière. C’est en effet un outil révélateur des principes égalitaristes de son autrice ainsi qu’un marqueur net de l’émancipation féminine au XX°s.

En occident, il a été popularisé par Dominique Loreau au début de notre siècle, prouvant par là que la méthode pouvait toujours séduire une population à laquelle elle n’avait pas été destinée de prime abord.

Il est surtout intéressant de noter que ce petit carnet de compte n’est pas tout jeune. Ainsi, il accuse plusieurs centaines d’années probablement, ce qui en fait un objet d’Histoire insoupçonné et mal évalué. Il est tout aussi intriguant de constater qu’un tel phénomène visait l’émancipation des femmes en prônant l’égalitarisme est devenu chez nous un énième outil “girly” que le merchandising a su s’approprier. Je suis certain que très peu savent vraiment ce qu’ils tiennent dans leurs mains. Mais faire de l’Histoire, c’est inutile. N’est-ce pas ?


Sources et notes


  1. Il suffit de voir le renouvellement annuel des Kakebo proposés en librairies et papeteries. Les éditions annuelles deviennent de plus en plus importantes depuis que les auteurs se sont mis à proposer des kakebo pré-remplis afin de mieux satisfaire et accompagner le client. A mettre en lien avec l’accroissement de l’intérêt du public pour les méthodes de développement personnel. ↩︎
  2. Le propre du Kakeibo est de dépasser le simple relevé de compte. Un bon kakeibo doit permettre de planifier les dépenses à venir en favorisant l’épargne nécessaire à ces dépenses, d’analyser et de budgéter les dépenses que l’on réalise. Idéalement, le kakeibo doit vous permettre de savoir où vous en êtes financièrement, dans quoi vous dépenser afin de pouvoir raisonner vos entrées et vos sorties financières. L’aspect agenda se retrouve particulièrement dans la vision hebdomadaire, mensuelle et trimestrielle de ce carnet. Pour en savoir plus, on pourra lire Kakeibo: The Japanese Art of Saving Money, de Fumiko Chiba. ↩︎
  3. Vous avez peut-être vu des enfants et des jeunes tenir leurs comptes dans certains mangas sans forcément y prêter plus d’attention. Il s’agit en fait de cas d’utilisation de kakebo. Dans Good morning little briar rose par exemple, le personnage principal utilise un kakebo afin de procéder au remboursement de ses dettes. ↩︎
  4. Moni ninja avait écrit un article en anglais qui avait le mérite d’être synthétique et parfaitement explicatif mais le site semble être indisponible depuis un moment. Le dailymail a cependant écrit un article sur le sujet en reprenant le plus gros. Pour une version plus simple en français, il y a aussi cette lecture. ↩︎
  5. Le personnage de Iori tient un carnet dans lequel il inscrit ses dépenses afin de tenir ses comptes. Dans cet ouvrage, Iori est la figure du discipline intelligent et raisonné qui a à cœur le pragmatisme. Le fait qu’il tienne un kakebo est anodin pour un japonais mais dans le contexte de l’époque du roman, un autre personnage est surpris par ce phénomène qu’il ne connaît pas. Ce passage dans La parfaite lumière d’Eiji Yoshikawa passe facilement à la trappe alors qu’il est l’un des éléments-clefs de la modernisation du japon de l’ère Tokugawa qui s’opère dans le livre. ↩︎
  6. Kakebo – The Japanese Art of Saving Money: Discover the path to balance and calm est à lire à ce sujet puisqu’il reprend l’essentiel de l’œuvre originale. » ↩︎
  7. L’école s’appelle Jiyu Gakuen ↩︎
  8. Le magazine en question a été fondé en 1908 et s’appelait Fujin no tomo , Le compagnon des femmes ↩︎
  9. A ce titre, il faut lire Kahn, B. Winston. “Hani Motoko and the Education of Japanese Women.” The Historian, vol. 59, no. 2, 1997, pp. 391–401. JSTOR, www.jstor.org/stable/24449975. Consulté le 9 Mars 2020. ↩︎

2 commentaires Ajouter un commentaire

  1. sherardia dit :

    C’était fascinant! Cet objet m’est totalement étranger, mais je reconnais son utilité (si tu sais te plier à la discipline exigée). Je me souviens l’avoir vu dans plein d’anime/mangas, en effet, mais je n’avais pas repéré son nom, ni même réalisé à quel point il est répandu. Et jamais, jamais je n’aurais imaginé son ancienneté. Merci beaucoup pour cet article original et instructif.

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    1. Ardes dit :

      Je pense que c’est un peu le propre de certaines pratiques originaires du Japon : la nécessaire discipline.

      J’utilise cet outils au quotidien avec succès. Cependant, je pense que c’est parce que cela correspond à ma mentalité en partie.

      Il est toujours intéressant de relever l’Histoire sous le quotidien je trouve et ce petit carnet possédait un double avantage : montrer de l’histoire et réduire l’ethnocentrisme.

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